Une brique de 600 pages sur la question de la dette, avec près de 100 pages de références bibliographiques, c’est le programme du bouquin de David Graeber, économiste et anthropologue américain. Sorti en 2011, il s’est vendu à 100.000 exemplaires aux États-Unis et fait le buzz ici en Europe. Dans cet ouvrage clairement orienté par une vision altermondialiste, voire anarchiste , il dépeint sur 5 000 années l’histoire de la dette 1 .
Dans l’introduction de son ouvrage, David Graeber, universitaire à la London School of Economics et un des leaders du mouvement Occupy Wall Street2, plante d’emblée le décor en mettant à mal l’idée communément admise selon laquelle il faudrait rembourser ses dettes. Partant du présupposé que le taux d’intérêt est là aussi pour compenser l’éventuel risque de ne pas l’être, il estime dès lors que dans certaines circonstances, notamment celles qui concernent les pays du tiers-monde, les dettes contractées par des dictateurs non élus n’ont pas à être remboursées par une population déjà exsangue. L’auteur estime que même dans le cadre de la théorie économique admise, l’énoncé « On doit toujours payer ses dettes » n’est pas vrai : c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il existe des réglementations sur les faillites. Pour lui cette règle ressortit avant tout à la morale. « Ce n’est pas vraiment un énoncé économique, c’est un énoncé moral. Après tout, payer ses dettes, n’est-ce pas l’alpha et l’oméga de la morale? Donner à chacun son dû. Assumer ses responsabilités ».3
Comme le relève la présentation de l’ouvrage par son éditeur, David Graeber montre que le vocabulaire des écrits juridiques et religieux de l’Antiquité (avec des mots comme « culpabilité », « pardon » ou « rédemption ») est issu en grande partie des affrontements antiques sur la dette. Or ce vocabulaire fonderait nos conceptions les plus fondamentales du bien, du mal, de la liberté…
Un système de domination
Dette : 5 000 ans d’histoire se base, comme son nom l’indique, sur une analyse historique de l’existence de la dette à travers les âges, démontrant que le système du crédit existe depuis l’apparition des premières sociétés agraires, précédant de loin l’invention de la monnaie et supplantant largement le mythe du troc, largement répandu. Pour l’auteur, l’endettement structure nos économies, nos rapports sociaux et jusqu’à nos représentations sociales. David Graeber va plus loin encore en postulant que la dette est une construction sociale qui fonde les rapports de force et de pouvoir au sein de la société. Il compare ainsi les emprunteurs pauvres de nos pays riches et du tiers-monde aux débiteurs insolvables qui ont jadis nourri l’esclavage. Pour Graeber, « l’histoire montre que le meilleur moyen de justifier les relations fondées sur la violence, de les faire passer pour morales, est de les recadrer en termes de dette. Les mafieux le comprennent. Les conquérants aussi. Depuis des millénaires, les violents disent à leurs victimes qu’elles doivent quelque chose »4.
Une façon clairement orientée, mais assez puissante d’appréhender les modes de fonctionnement qui traversent nos sociétés. Orientée, mais extrêmement documentée, la thèse de l’auteur se base sur une analyse approfondie de l’histoire en partant des Sumériens jusqu’à nos jours, pour asseoir sa démonstration.
Plaidoyer pour un effacement de l’ardoise
Si Graeber se penche surtout sur l’annulation de la dette des États, ses réflexions viennent aussi trouver un certain écho en ce qui concerne nos débiteurs surendettés. Pour justifier cette possible annulation de leur dette, Graeber se réfère à l’histoire : dans une interview accordée à l’e-mensuel Regards.fr5, il cite le cas de la Mésopotamie antique où « lorsqu’il apparaissait clair qu’on allait perdre définitivement le contrôle du système, les dettes étaient tout simplement annulées. Généralement la dette commerciale qui était comptabilisée par l’argent était maintenue, mais la dette des consommateurs, comptabilisée en grains, était annulée. Les péons (les débiteurs qui doivent travailler pour leur prêteur jusqu’à ce que leurs dettes soient apurées – NDLR) étaient autorisés à rentrer chez eux. […] »
Ce sont là des modalités mises en œuvre dans le cadre du règlement collectif de dettes, mais sans avoir abandonné les concepts de morale, de culpabilité et de rédemption. Une manière d’aborder l’effacement de la dette appliquée aux particuliers. Beaucoup moins aux banques en cas de crise financière.
N. Cobbaut
1 | Aux éditions « Les liens qui libèrent », 2013 |
2 | Voir Wikipedia pour en savoir plus sur ce mouvement. |
3 | David Gaeber, Dette : 5.000 ans d’histoire, éditions LLL, 2013, p.10. |
4 | Ibidem, p.11. |
5 | www.regards.fr/web/dette-5-000_ans_d_histoire,7089 |