Il est intéressant d’en savoir plus sur la manière dont sont élaborés les budgets des personnes en médiation de dettes. Il semblerait que la disparité règne à propos de cette question et c’est également vrai pour l’alimentation. Nous avons interrogé deux médiatrices de dettes, l’une issue d’un CPAS, l’autre d’un service de médiation de dettes du secteur associatif, ainsi que le conseiller à la cour du travail de Mons, Christophe Bedoret.
Quand on interroge le secteur sur la manière dont sont élaborés les budgets et, partant, la méthode utilisée par les acteurs de terrain pour déterminer le montant du budget «Alimentation», on est parfois halluciné d’entendre ce qui pourrait sembler des rumeurs, mais qui viennent pourtant de sources fiables. Une juge du travail octroierait systématiquement, quelle que soit la situation du médié, 4,20 euros par tête de pipe et par jour pour s’alimenter, ce qui reviendrait à 126 euros pour un mois entier de courses pour une personne seule. Une autre, ayant repéré un poste «nourriture pour chien» dans le budget, aurait exigé que l’on se débarrasse de ce compagnon encombrant, afin de diminuer les dépenses. Un avocat médiateur judiciaire élaborerait les budgets de ses clients selon la méthode suivante: le calcul des différentes rentrées, auxquelles sont retranchées les dettes à rembourser et le restant, aussi minime soit-il, laissé au médié, sans qu’aucun arbitrage entre les besoins de première nécessité et les remboursements à réserver aux créanciers ne soit effectué. «Ils n’auront qu’à se débrouiller avec ce qui reste. Le remboursement des dettes en priorité.» Il ressort aussi de certaines décisions que des plans de médiation sont rejetés pour des postes Alimentation jugés excessifs alors même que les personnes en RCD ont des problèmes de santé avérés nécessitant un régime adapté et des aliments spécifiques (allergies, intolérance alimentaire, maladie de Crohn…).
De réelles disparités
Les observateurs du terrain font état d’une réelle disparité dans l’élaboration des budgets et du poste nourriture en particulier, et d’une différence de traitement difficilement justifiable entre les différents dossiers de médiation de dettes. Il existe pourtant certains éléments comme les références budgétaires qui, sans être appliquées à la lettre, pourraient tout de même venir étayer les montants retenus. Il nous revient que certains juges du tribunal du travail francophone de Bruxelles les utilisent, mais ces derniers, sollicités, n’ont pas souhaité s’exprimer à ce propos. Dans une intervention dans le cadre du XXIIIe colloque de l’Observatoire du crédit intitulé «Le RCD: une œuvre inachevée?», qui s’est tenu en 2012, Sabine Thibaut, juriste à l’Observatoire, interrogeait la notion de bon pécule de médiation[1]. Elle constatait d’emblée que l’élaboration du budget représente un véritable travail d’«équilibriste» dans le chef du médiateur, travail qui doit se faire en relation étroite avec le médié. Celle-ci se référait à deux enquêtes exploratoires de l’OCE mettant en lumière que plus de la moitié des médiateurs de dettes utilisent la méthode des charges réelles, en se basant sur des pièces justificatives recueillies auprès de la personne surendettée. Mais aussi que l’ensemble des magistrats et 94% des médiateurs de dettes étaient défavorables à ce qu’une méthode de calcul et/ou des critères d’appréciation soient imposés par voie légale (si ce n’est la limite du revenu d’intégration sociale, augmentée des prestations familiales). Les notions de dignité humaine et de charges incompressibles étaient également citées sans pour autant être assorties de contenus concrets. Certes, la jurisprudence se penche parfois sur cette question sans pour autant que puissent être dégagées des guide lines en la matière.
Pour essayer d’y voir plus clair, nous avons donc contacté un magistrat et deux médiatrices de dettes pour nous renseigner sur leurs pratiques en usage. Mais sans prétendre être aucunement exhaustif en la matière.
Des pécules de médiation rarement contestés
En interrogeant Christophe Bedoret, longtemps chargé des dossiers RCD auprès du tribunal du travail de Mons et aujourd’hui conseiller près la cour du travail de la même ville, ce magistrat a d’abord abordé le sujet en évoquant une tendance plutôt répandue chez les juges du travail de faire confiance aux médiateurs de dettes dans la façon d’élaborer les budgets. Ce ne serait que dans des situations exceptionnelles qu’un magistrat interpellerait le médiateur à ce propos: «Lorsque le budget nourriture semble anormalement bas ou au contraire vraiment excessif. Cela arrive tout de même régulièrement que ce qui est laissé au médié pour se nourrir ne soit pas suffisant: le juge est là pour veiller à la dignité humaine du médié. Parfois c’est la personne surendettée qui est prête à tout pour dégager un disponible, mais il faut raison garder et ne pas accepter n’importe quoi.» Ce magistrat dit ne pas se référer à des critères budgétaires ou à des standards journaliers, mais demande plutôt au médié, lorsque ce poste semble mal calibré, de revenir à une audience ultérieure avec les preuves d’achat sur un mois, de manière à étayer les dépenses. Cependant, il se demande s’il ne devrait pas tout de même y avoir des études scientifiques plus poussées pour avoir une base plus harmonieuse dans les montants octroyés et une formation permanente sur ces questions.
Si, pour le juge Bedoret, il y a peu de contestations des pécules de médiation par les médiés, celles-ci interviennent généralement en cas de demande de révocation. «Le médié a contracté de nouvelles dettes non autorisées et vu la demande de révocation par le médiateur, il se défend en invoquant le caractère trop étriqué du pécule calculé par le médiateur. Peut-être le médié n’ose-t-il pas contester ce qui lui est donné lors de l’élaboration du plan, avec des conséquences ultérieures qui l’amènent à ne pas pouvoir le respecter.» Autre réflexion additionnelle de ce magistrat qui préside également une chambre CPAS au tribunal du travail de Mons: «Je vois passer de plus en plus de recours introduits par des personnes en RCD pour des demandes d’aide matérielle aux CPAS, par exemple pour de colis alimentaires ou la possibilité d’accéder gratuitement au restaurant social. Donc c’est qu’ils n’arrivent pas à nouer les deux bouts.»
Et pour les médiatrices de dettes?
Sarah Denuit travaille à la Free Clinic, en région bruxelloise. Pour elle, cette tâche nécessite une collaboration active de la personne en médiation de dettes: «Il faut vraiment coller à la situation de chacun. Disons que j’ai certains repères: 10 euros par jour pour une personne seule donne 300 euros par mois, il y a moyen de s’en sortir avec ça; je me base en fait sur mes propres dépenses qui me semblent raisonnables. Douze, quinze euros pour une famille plus nombreuse. Mais on n’impose rien, on discute beaucoup: de toute façon, si le poste est mal calculé, ils auront pioché dans d’autres postes budgétaires.» Par ailleurs, il faut être attentif aux changements dans la situation des médiés, du ménage: «Madame est enceinte, il faut revoir le budget. Idem si le grand fils quitte la maison.»
Sarah Denuit essaye également de leur donner des conseils pour leurs achats, mais là encore sans imposer: «Ne pas aller faire les courses le ventre vide, s’en tenir à la liste dressée au préalable, avoir l’argent pour ces achats en liquide de manière à se rendre compte de ce qu’on a en main, savoir où on en est. Je donne aussi des conseils cuisine. Mais, dans certains cas, les menus de fin de mois seront essentiellement composés de pâtes. Alors j’oriente vers les colis, les restaurants et les épiceries sociaux. Je fais également attention à laisser un peu de marge de manœuvre pour les mamans qui souhaitent faire quelques petits plaisirs à leurs enfants: des petits jus de fruits pour la collation, même si l’eau est moins chère. Aller acheter un gâteau à la pâtisserie pour certains anniversaires importants (5 ou 10 ans), plutôt qu’un cake maison.»
De son côté, Valérie Pépin, du service de médiation de dettes du CPAS d’Onhaye, établit des budgets nourriture dans le cadre des dossiers de médiation de dettes et effectue également des gestions budgétaires à la demande. «Souvent le budget alimentation est sous-évalué par les personnes elles-mêmes. Elles achètent 10 pains et 30 œufs pour une semaine et se nourrissent de tartines et d’omelettes. Ce n’est pas étonnant qu’elles soient dès lors en mauvaise santé, ce que je constate souvent. D’autres postes budgétaires sont parfois surinvestis, comme le poste voiture, au détriment de l’alimentation.» Elle est également frappée de voir les achats non judicieux, comme les colis de viande qui attestent d’une consommation journalière de viande et de charcuterie très importante et qui donnent l’impression aux personnes d’avoir fait une bonne affaire.
Elle essaye sans imposer de mieux orienter les achats, de faire découvrir des aliments nutritifs et moins chers, d’expliquer que les plats cuisinés à la maison sont meilleurs que ceux achetés en grande surface. «Il faut être concret, patient, imaginatif. Et puis on rencontre aussi des gens qui font des miracles avec pas grand-chose. En tout cas, je ne fais pas l’impasse de ce poste dans mes budgets.»
N. Cobbaut
[1] Voir sur le site www.observatoire-credit.be, onglet «Les Colloques de l’OCE».