Comment les services de médiation de dettes appréhendent-ils la fracture digitale?

Comme l’ensemble des travailleurs sociaux, les médiateurs de dettes sont confrontés à des personnes qui ne s’en sortent pas avec les outils numériques. Comment les assister sans pour autant faire à leur place? Comment les outiller? Le CPAS de Namur a trouvé le moyen d’aider ses usagers et, partant, les personnes surendettées qui font appel au service de médiation de dettes (SMD) du CPAS.

Selon l’analyse de l’Observatoire sur le non- ou le faible recours à la médiation de dettes, la fracture numérique est présentée comme un frein pour trois raisons: l’accès aux services, l’accès aux justificatifs et l’informatisation de la justice[1].

Concernant l’accès aux services, le non-recours aux droits et aux aides sociales est renforcé par la numérisation des services pour un pan de la population. Et de citer le Baromètre de l’inclusion numérique 2022 de la FRB qui stipule que 8% des ménages belges n’ont pas de connexion internet et que 7% n’ont pas utilisé internet durant les trois derniers mois (cfr supra les chiffres actualisés dans le Baromètre 2024).

Autre cause de non-recours: l’accès rendu difficile aux justificatifs nécessaires pour l’élaboration du budget. En effet, de manière de plus en plus fréquente, les factures sont envoyées par e-mail ou peuvent être consultées sur le compte personnel du client sur le site du fournisseur. Idem pour les extraits de compte qui sont disponibles en version digitale. Les personnes en difficulté financière sont malheureusement souvent perdues dans les papiers: si autrefois c’étaient des enveloppes restées closes qui s’amoncelaient, aujourd’hui ce sont des e-mails et des comptes aux noms d’utilisateurs et mots de passe oubliés qui contiennent les précieuses informations nécessaires pour l’élaboration du budget. Face à cette difficulté des preuves, les SMD adopteraient des attitudes différentes: certains exigeraient la fourniture des pièces sans lesquelles le suivi de la personne n’est pas possible et conduit à mettre fin au suivi; d’autres se montreraient plus coulants en acceptant des preuves comme des photos d’extraits de compte ou de factures sur le GSM. D’autres encore envisagent des collaborations avec des espaces publics numériques pour permettre aux personnes de consulter les documents en ligne et d’y être aidées, voire formées pour pouvoir gérer leurs documents administratifs, bancaires… de manière autonome. C’est le cas du CPAS de Namur, exemple sur lequel nous reviendrons plus loin dans cet article.

L’informatisation de la justice est également un frein pour l’accès à celle-ci, ainsi qu’à l’aide juridique.

Perte de confiance dans les institutions et burn-out administratif

Avec les crises qui se sont succédé, les ménages en difficulté auraient perdu confiance dans les institutions politiques, publiques, économiques, se sentant délaissés, non respectés. Dès lors, découragés, ils n’entreprendraient plus les démarches nécessaires pour remédier à une difficulté sociale, administrative ou encore financière. Il ressort régulièrement des entretiens avec des SMD que les gens se sentent submergés, n’ont plus le courage, ne s’accrochent plus. D’après les professionnels consultés, il y aurait davantage de personnes qui se présentent dans le service et puis abandonnent: «Beaucoup de personnes viennent aux permanences pour gérer les urgences (saisie-arrêt, saisie immobilière, facture de régularisation) puis disparaissent. Il n’y a pas de travail sur le fond. Ils se disent On verra après en fonction des futurs problèmes. Certains vivent (ainsi) jusqu’au prochain problème. C’est un nouveau mode de vie depuis le Covid[2]

Les personnes sont accablées par les démarches administratives qui deviennent des montagnes. Il est en effet compliqué de trouver des interlocuteurs vu la dématérialisation des services. Or les personnes ont besoin d’être accompagnées et, quand elles ne le sont pas, elles se découragent, perdent pied, tombent en «burn-out administratif».

Le cas du CPAS de Namur

Au SMD du CPAS de Namur, on confirme bien les difficultés liées à la fracture numérique dans la gestion des dossiers. Selon Dominique Verstraeten, coordinatrice du service, «cela pose des problèmes dans le cadre de l’élaboration des budgets. Nous demandons de pouvoir accéder aux justificatifs des revenus et des charges. Or de plus en plus de personnes reçoivent tout cela par mail. Idem pour les extraits de compte. Lorsque nous demandons la preuve de tel ou tel versement, les personnes nous montrent leur application bancaire ou nous y donnent accès. Cela nous met en porte-à-faux par rapport à l’accès à ces documents. Par ailleurs, pour ce qui est des contrôles par rapport aux subsides, on indique “vu sur le téléphone de la personne”, mais on n’est pas toujours sûrs de la pertinence de ce type de mention et de leur prise en compte».

Pour cette professionnelle de la médiation de dettes, le constat est assez sévère: pour elle, bien des gens, même avec un certain niveau d’éducation, ne s’en sortent pas. Ils ont peut-être un bon équipement, mais pas forcément l’imprimante pour pouvoir produire des documents papier. D’autres sont perdus, entre les factures, les cartes de fidélité des magasins, les publicités, les spams, l’envoi des tickets, tout cela envoyé par courriel. D’autres sont complètement dépassés. Sans compter les personnes analphabètes qui, elles, sont sans ressources pour faire face à cette numérisation galopante.

«Auparavant, les enveloppes reçues par courrier pouvaient être ouvertes et classées par la suite si elles ne l’avaient pas été immédiatement. Aujourd’hui tout arrive par mail et les démarches sont plus difficiles. L’éducation au numérique n’a pas suivi. Dès lors, cela reporte beaucoup de travail sur les médiateurs et médiatrices de dettes pour lesquels l’accompagnement de ces personnes est de plus en plus lourd. Parfois ces professionnels sont démunis, car ils ne maîtrisent pas forcément tous les outils informatiques, il faut générer de nouveaux mots de passe et ce n’est pas toujours évident. Pour ce qui des RCD, la plateforme JustRestart alourdit le travail, car, au greffe du tribunal du travail, on renvoie les médiés vers les SMD pour être aidés pour l’introduction de la requête. Par ailleurs, inciter les personnes à créer leur propre compte pour suivre leur procédure de près est une bonne intention, mais pas forcément praticable.»

 Un espace public numérique dédié aux usagers du CPAS

 Pour alléger le travail des travailleurs sociaux du CPAS de Namur, mais aussi pour apporter aux usagers qui fréquentent le CPAS les compétences pour s’en sortir de manière autonome, cet organisme a créé en son sein son propre espace public numérique (EPN). Structure de proximité, équipée de matériel informatique et connectée à internet, un EPN offre l’accès et l’apprentissage à l’informatique, à internet et à la culture numérique sous une forme conviviale, coopérative et responsable. Il en existe plus de 170 en Région wallonne et 29 dans la capitale.

L’espace numérique créé par le CPAS de Namur est, pour sa part, réservé aux usagers de la structure, qu’ils touchent le revenu d’intégration sociale, l’aide sociale ou qu’ils y reçoivent tout autre type d’aide. C’est le cas des personnes surendettées. «Cela fait une grosse année que cet espace numérique a été mis sur pied,explique Dominique Verstraeten, et qu’il accueille les usagers du CPAS tous les jours de la semaine. La fréquentation de cet espace numérique n’est pas la même pour tous: certains s’y rendent pour pouvoir utiliser le matériel informatique, y consulter des documents administratifs ou des extraits de compte ou encore imprimer les documents que le médiateur ou la médiatrice de dettes leur a demandés. D’autres sont vraiment largués et ont besoin d’un accompagnement sur mesure. Tout a été très rapide en matière numérique et l’éducation à ces nouveaux modes de communication n’a pas suivi. Même pour les personnes qui ne sont pas dépassées, ce n’est pas toujours évident de s’y retrouver, par exemple avec les mots de passe multiples. Les assistants sociaux, eux aussi, sont parfois bien embêtés avec des sites qui plantent. Ils sont également surinformés sur les arnaques, le phishing (hameçonnage) et sont d’autant plus frileux à l’égard des outils numériques. Si l’aide ne peut être fournie en interne, il faut accepter d’aller vers un autre service et, parfois, pour des personnes déjà fragilisées, le fait de frapper à une nouvelle porte est compliqué.»

 C’est grâce à des subsides consacrés à l’inclusion numérique durable, distribués par le SPP Intégration sociale, que le CPAS de Namur a pu développer ce service (voir encadré). Un budget lui a ainsi été alloué pour l’achat de matériel et l’encadrement. Comme l’explique Sophie Jenicot, responsable de l’insertion socioprofessionnelle, «cet espace est accessible tous les après-midi (sauf le mardi réservé pour l’apprentissage du français) pour travailler sur les ordinateurs, faire des recherches, mais aussi recevoir de l’aide du référent numérique, toujours présent sur place. Les matinées sont consacrées à des ateliers de formation sur les services administratifs en ligne, des applications comme Itsme, le fait de créer son espace personnel au Forem ou encore sur la cybersécurité, mais aussi des cours de base sur le maniement de la souris, des logiciels comme Word ou Canvas, la navigation sur le Web… Nous avons fait le tour des services pour savoir quels étaient les besoins des différents usagers. Pour le SMD, cela portait par exemple sur la consultation des extraits de compte, les démarches auprès de services de base comme la mutuelle, un créancier, un fournisseur d’énergie… le fait de pouvoir télécharger des documents et les envoyer au médiateur ou à la médiatrice de dettes, mais aussi faire un CV.»

Pas tous aussi inclusifs

 Comme déjà relevé précédemment, en dehors des CPAS, il existe aussi de nombreux EPN organisés tant en Wallonie qu’à Bruxelles et auxquels les médiateurs de dettes peuvent renvoyer les usagers pour être aidés dans leurs démarches (voir page suivante). Les EPN sont développés dans différentes structures, par exemple les bibliothèques, les centres culturels, certaines associations de terrain ou encore dans les maisons de quartier pour les jeunes. Les communes développent également un accompagnement spécifique pour certains publics, comme les seniors. Une aide est apportée pour l’accès à MyMinFin, MyPension, MyRent, Masanté… Enfin il existe aussi des espaces publics numériques mobiles qui viennent à la rencontre des personnes.

Le problème réside dans le fait que les personnes qui ont déjà du mal à franchir le pas d’un SMD n’ont pas toujours les ressources pour se rendre dans un nouveau service, pour y faire aveu d’incapacité, cette fois concernant le numérique, après avoir déjà reconnu ne pas être arrivé à gérer son budget. Le risque est dès lors de perdre ce public. D’où l’intérêt de pouvoir être aidé au plus près, comme c’est le cas au CPAS de Namur.

Nathalie Cobbaut

[1] C. Jeanmart et E. Dehon, «Où sont les surendettés?», décembre 2022, p. 26.

[2] C. Jeanmart et E. Dehon, ibidem, p. 44.