L’argent n’achète pas tout. Est-ce encore vrai? Depuis plus de 30 ans, le marché s’affranchit de toutes les contraintes. La marchandisation touche des sphères qu’on croyait interdites, comme les valeurs morales et sociales. Quelles sont les limites à imposer aux relations marchandes? C’est le thème du livre passionnant du philosophe américain Michael Sandel, «Ce que l’argent ne saurait acheter»1.
Dans les concerts, dans les parcs d’attractions, les aéroports, on voit de plus en plus souvent des personnes éviter les files d’attente parce qu’elles ont acheté une carte spéciale ou payé plus cher pour passer en priorité. Cette stratégie du coupe-file commence à s’insinuer dans d’autres domaines, plus essentiels comme celui de la santé. On paie plus cher le prix de la consultation si l’on veut obtenir plus rapidement un rendez-vous avec un spécialiste. Aux États-Unis, pour 25.000 euros, on gagne le droit prioritaire, absolu et illimité dans le temps d’avoir accès à un médecin à toute heure du jour ou de la nuit. Tout un business des coupe-files s’y est créé. Des sans-abri, des pensionnés sont recrutés pour faire la queue dans les couloirs du Congrès américain lorsque des commissions parlementaires auditionnent les partisans ou les adversaires d’un projet de loi et, plus le sujet est important, plus il est important d’avoir son «siège» pour discuter avec les parlementaires et tenter de les influencer. Cela ne concerne pas que les Etats-Unis : chez nous, la RTBF dénonçait il y a quelques semaines dans son émission « Questions à la une » une pratique très étrange du CHR de la Citadelle, hôpital 100% public, qui proposait une consultation au tarif normal avec un certain délai d’attente et une consultation au double du prix mais à une date beaucoup plus rapprochée.
Certains diront que cela ne pose aucun problème moral car, après tout, c’est le résultat d’un libre choix de la part de chacune des parties. Pour Michael Sandel, cela pose un problème d’équité puisque seuls les plus riches peuvent se payer l’accès à certains droits. Par ailleurs, les valeurs marchandes finissent par contaminer les valeurs non marchandes. Nous savons qu’il est mal de faire du tort aux autres mais, de plus en plus, se vend le droit de le faire. C’est le cas notamment du protocole de Kyoto relatif au marché des droits à polluer qui permet à certains pays d’aller au-delà de leur permis d’émission en payant des pays qui se restreignent ou sont moins développés. Où mettre les limites? Doit-on accepter de payer les élèves, comme le font certaines écoles américaines, pour qu’ils aient de bonnes notes ou qu’ils lisent les livres qu’on leur a demandé de lire? Ou que l’on loue son front pour y tatouer la publicité ou le nom d’une entreprise? Et, dans cette logique du marché roi ne peut-on pas imaginer qu’un jour on puisse se «payer» le prix Nobel de littérature ?
Jusqu’à l’absurde
L’intérêt du livre de Sandel est de montrer les limites de la marchandisation et comment une valeur ou un bien peuvent être corrompus par le seul fait d’être mis sur le marché. Le philosophe cite l’exemple des crèches israéliennes. Des crèches, lassées de voir des parents arriver en retard, avaient décidé de faire payer une amende aux parents retardataires. Que s’est-il passé? Les parents furent plus nombreux à arriver encore plus en retard parce que l’amende a été perçue non comme une sanction morale mais elle a été confondue avec le prix d’un nouveau service. Le service rendu par les puéricultrices en attendant les parents n’avait pas de valeur économique tant qu’il n’avait pas de prix. Lorsqu’il est devenu une somme d’argent à payer, cela a attiré une demande nouvelle. Autre exemple cité par Sandel: les habitants d’un canton suisse étaient 51% à accepter de stocker des déchets radioactifs si c’était présenté comme un devoir civique… mais ils n’étaient plus que 25% si le gouvernement offrait un dédommagement monétaire. L’argent perturbe donc les motivations et au final la marchandisation d’un service peut se révéler contre-productive. Le commerce modifie la nature des biens échangés. Les sous-tire de l’ouvrage est bien : les limites morales du marché.
En faisant l’inventaire des formes les plus aberrantes de la privatisation universelle, le livre de Sandel nous amène à réfléchir sur la gratuité et le rôle de l’argent dans une société démocratique. Il propose de se poser la question de savoir s’il faut « maintenir le marché à sa place » et y répond de manière nuancée, tout en admettant que la valeur d’un bien ne restera pas la même, selon qu’il est fourni par le marché ou un autre canal. Ce qui interroge inévitablement les limites morales du marché.
Martine Vandemeulebroecke