Lors des six ans du centre de référence des SMD en province de Namur Medenam, le 16 octobre dernier, une série d’intervenants ont interrogé les questions de (dé)privation matérielle et sociale. Parmi eux, Ricardo Cherenti, sociologue et conseiller expert auprès de la Fédération des CPAS-UVCW, s’est penché sur les incohérences du social, entre l’augmentation des demandes et des tâches confiées aux services sociaux et un financement de ceux-ci sans cesse revu à la baisse. Des constats cruels et des frustrations tant chez les bénéficiaires que pour les travailleurs sociaux.
«Les problèmes sociaux: de l’intervention aux bénéficiaires», tel était le thème de la prise de parole de Ricardo Cherenti et, dès l’entame de son exposé, ce chercheur a planté clairement le décor avec un graphique éloquent, soit deux lignes sur un graphique avec, d’un côté, le nombre de revenus d’intégration «distribués» par les CPAS, qui ne cesse d’augmenter, et, de l’autre, le nombre d’équivalents temps pleins pour les mêmes structures qui diminue inexorablement. C’est bien le paradoxe actuel dans lequel se trouvent ces institutions et les difficultés auxquelles sont confrontés les travailleurs sociaux, ainsi résumées dans deux courbes qui s’éloignent (dangereusement?).
L’analyse ne s’arrête évidemment pas là: c’est en s’appuyant sur de multiples rencontres de terrain et en particulier avec des travailleurs sociaux, des chefs de service, des directeurs généraux et des présidents de centres publics d’action sociale (utilisons la terminologie complète, cela rappelle aussi la philosophie de travail) que ce chercheur pose toute une série de constats alarmants sur ces structures. Constats qui lui font dire que «les CPAS vont mal. Or le dire est une chose. Le montrer en est une autre». C’est ce à quoi Ricardo Cherenti s’est attaché durant son exposé. Voici un certain nombre de ces constats, de nature à s’interroger profondément sur la pertinence du travail social aujourd’hui.
Les problèmes de la structure
Tout d’abord, les problèmes financiers des CPAS et la rationalisation qui en découle. «Cette réalité semble transversale à tous les CPAS wallons. L’obligation de rationalisation va assez loin car elle implique des suppressions de services, des non-reconductions de contrats, des non-remplacements des départs à la pension, des licenciements.» Ce sont les coûts du social qui sont désormais mis en avant et non plus l’investissement que cela représente dans une société et cela a des répercussions sur le travail qui doit désormais être objectivé, désubjectivé. «Ce serait désormais l’économie et l’austérité qui régleraient le social.»
Ces impératifs d’économie ont également pour conséquence de rigidifier les hiérarchies, en excluant le dialogue, la négociation, la réflexion, le choix, mais aussi de générer des cloisonnements au sein de la structure CPAS. Des cloisonnements par profession, par service, par génération, par responsabilité. «Prenons le cas d’un chômeur exclu qui arrive au CPAS pour demander de l’aide: l’interprétation donnée à ce fait peut varier très fortement. Pour certains, la demande de RIS sera considérée comme abusive car si le chômeur a été exclu, c’est qu’il n’a pas respecté les règles; pour d’autres, cette demande doit être considérée comme les autres, ni plus ni moins; pour d’autres encore, cette demande pourrait être considérée comme prioritaire car ce chômeur est sans doute dans une proximité avec l’emploi plus grande que d’autres bénéficiaires et doit donc être privilégiée, notamment par rapport au dispositif de l’article 60 § 7.» Pour Ricardo Cherenti, il y a donc autant d’avis que de personnes qui interviennent. Avec une confusion des genres où le travailleur social dit ce que doit faire le politique, mais aussi l’inverse; avec une confusion sur le rôle du CPAS et les méthodes de travail. «Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau mais ces cloisonnements tendent à se renforcer. Dès lors, plus personne n’a une vision globale sur les bénéficiaires, sur le travail à faire, sur la direction générale de l’institution. On vit dans une société qui se globalise, où tout le monde est connecté à tout le monde mais en même temps de plus en plus complexe, paradoxal et… cloisonné.»
Autre fléau: celui de l’urgence généralisée, où tout devient urgent pour tout le monde et tout le temps. Une urgence pour les bénéficiaires confrontés aux difficultés, une urgence pour le politique dont l’horizon se raccourcit de plus en plus, mai aussi celui du travailleur social qui pourtant devrait pouvoir tempérer cette urgence. «L’urgence est partout et devient pathogène car elle crée de la pression et de la souffrance, à tous les échelons de la hiérarchie: la commune met sous pression le président du CPAS, qui met sous pression le Conseil, lequel impose une pression au directeur général (DG) et aux chefs de service, qui la répercutent sur les travailleurs, lesquels la reportent sur les bénéficiaires qui recherchent une soupape en identifiant des boucs émissaires. C’est une fuite en avant à tous les niveaux. On est face à des CPAS hyperactifs.»
Pour Ricardo, on est face à une institution qui souffre, notamment en raison d’une injonction paradoxale fondamentale: faire mieux, plus et plus vite, avec moins de moyens et moins de personnel.
Un personnel en difficultés
Justement, ce personnel, à quelle sauce est-il mangé? Selon les investigations et les témoignages recueillis par Ricardo Cherenti, si les structures vont mal, les travailleurs ne sont pas épargnés.
Parmi les causes de souffrance, la peur du lendemain, de ne pas avoir les moyens de faire convenablement son travail, de devoir s’occuper de trop de personnes, de perdre des subsides et donc des collègues. Ce qui entraîne une souffrance psychologique, avec du stress, des burn-out, le sentiment de devoir faire un travail au rabais, le fait de ressentir un grand écart entre le travail effectué et l’éthique personnelle, d’éprouver des difficultés à trouver du sens dans son travail. La somatisation est de plus en plus importante dans le personnel, avec des maux de dos, des migraines à répétition, le manque de sommeil, ce qui a des répercussions sur le travail et les relations entre collègues. Pèsent aussi les conditions de travail dans des locaux inadaptés, où règnent la promiscuité et le manque d’intimité dans la rencontre avec les usagers.
Les travailleurs sociaux éprouvent également une souffrance sociale car ils ne se retrouvent plus dans les cadres de référence. Le fait de devoir jouer le rôle de «pisteur» en matière de fraude sociale est mal vécu. Ils sont également confrontés à des situations qui se complexifient de plus en plus, avec un cumul de difficultés qui rend le travail ardu et long (alors qu’il faut toujours aller plus vite) et qui doit intégrer les exigences du politique de remise à l’emploi pour des personnes qui en sont parfois très éloignées. Enfin les travailleurs sociaux vivent assez mal l’arrivée de nouveaux publics, des travailleurs qui ne s’en sortent plus, qui demandent de l’aide et qui viennent grossir le flux des demandeurs.
«Le phénomène de mal-être se répand, et ce, à tous les niveaux. Là où tu te dis que ça va vraiment mal, c’est quand les chefs et les DG craquent. Et c’est le cas!»
Le mal-être des usagers
Quant au public des CPAS, celui-ci subit de plein fouet une précarisation de ses conditions de vie en général. Ces personnes sont démunies et sans ressources. Leur situation étant complexe, cela demande du temps aux travailleurs sociaux pour les régler, ce qui n’est pas toujours bien accepté par les bénéficiaires. La demande se résume souvent aussi à une aide financière. «La masse de bénéficiaires engendre un travail sur les flux, on est dans le quantitatif, plus que dans le qualitatif.»
L’accueil réservé aux bénéficiaires n’est pas toujours bien organisé. Ces derniers sont souvent démotivés, ne viennent pas aux rendez-vous, ce qui engendre des tensions avec les travailleurs sociaux qui voient leur travail désorganisé. Or on leur demande d’être efficaces. Le manque de reconnaissance des bénéficiaires, notamment en raison du peu de temps que les travailleurs ont à leur consacrer, vient peser sur la relation d’aide, sur la confiance qui s’établit dans le cadre de cette relation. Certaines autorités optent pour un maximum de 20 minutes par dossier. Le temps consacré de plus en plus court renforce encore cette impression de non-considération.
On demande également aux usagers d’entreprendre des démarches qu’ils n’ont pas forcément la capacité de fournir. Et si le contrôle est mis en avant par rapport à ces démarches à effectuer, la relation et la confiance sont à nouveau mises à mal.
Dès lors, souligne Ricardo Cherenti, «tout le monde est stressé, ce qui engendre de la violence. Les permanences deviennent des usines à gaz».
Et l’avenir?
Avec la suppression déjà effective ou programmée d’une série de services, les CPAS reviennent sur une aide développée dans les années 80 qui se voulait une réponse aux besoins de la population, que ce soit en matière de logement de transit ou d’insertion, d’aide alimentaire, de services de santé mentale, d’accueil de la petite enfance, de titres-services, de magasins de seconde main, de transport adapté ou de médiation de dettes et de règlement collectif de dettes. Des services d’une grande utilité sociale, mais trop peu (voire pas du tout) rentables. «On en reviendrait alors aux seules missions légales, obligatoires du CPAS transformant ce dernier en CPAS Mister Cash et en orienteur vers d’autres opérateurs.»
Si tous ces constats ne sont pas forcément optimistes, l’exposé de Ricardo Cherenti lors des six ans de Medenam s’est clos sur une note d’espoir, sur de nouvelles solidarités que l’on sent poindre entre les travailleurs sociaux, avec une entraide qui s’organise entre services quand l’un d’entre eux est débordé. Il pointe également de manière un peu paradoxale le développement d’une certaine empathie des bénéficiaires envers les travailleurs sociaux. Un peu le monde à l’envers, mais qui renforce les liens.
Nathalie Cobbaut