L’alimentation pèse plus lourd

En 2020, 175.402 personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en Belgique. Un chiffre en augmentation pendant le confinement[1]. Alors que les prix des produits alimentaires sont en hausse, l’impact de la guerre en Ukraine n’a certes pas amélioré la situation des ménages en difficulté de financer les dépenses alimentaires. Dans cet article, nous revenons sur cette évolution des prix des aliments ainsi que sur les raisons de leurs fluctuations, pour, dans un second temps, tenter d’évaluer les perspectives de ces hausses.

La première question qui se pose concerne l’évolution des prix des produits alimentaires ces dernières années. Pour rappel, l’inflation est une comparaison des prix par rapport à l’année précédente (voir article pages 12-13). En 2021, l’inflation des produits alimentaires était de +0,9%. Cela veut dire que les prix des aliments ont augmenté d’un peu moins de 1% par rapport aux prix de 2020. En comparaison avec l’inflation totale, l’inflation des produits alimentaires est bien plus variable depuis 30 ans.

De manière générale, une forte hausse des prix des aliments est souvent liée à de mauvaises récoltes dues à des événements climatiques extraordinaires. L’inflation annuelle a été particulièrement élevée en 1983 (+9,59%) en raison de l’effet du choc pétrolier iranien couplé à une sévère sécheresse aux USA et au Canada. En 1990, la hausse de l’inflation (+3,71%) s’est accompagnée d’un rude hiver dans l’ouest de l’Europe. Le pic d’inflation des produits alimentaires en 2008 (+5,83%) se distingue, cependant, des précédents[2]. Aux problèmes de récolte habituels s’est greffée une spéculation inédite sur les produits alimentaires. Après la crise financière fin 2007, le marché des subprimes s’était effondré. Les investisseurs étaient donc à la recherche d’autres investissements pour compenser leurs pertes. Ils ont trouvé judicieux d’investir dans les produits alimentaires. Cette plus grosse demande générée par les investisseurs a donc considérablement fait augmenter le prix des matières agricoles sur le marché mondial.

De plus, en 2008, on constate un engouement inédit pour les biocarburants. Ce sont des carburants produits à partir de matières agricoles et qui se substituent au pétrole. Afin de faire face aux diverses crises pétrolières, les USA et l’Europe ont donc promu l’utilisation des biocarburants. Plusieurs parcelles agricoles sont utilisées à cette fin, limitant le stock mondial de céréales disponible pour l’alimentation et faisant augmenter leur prix

 

 Une tendance de l’inflation des aliments à la hausse

La montée de l’inflation des produits alimentaires en avril 2020 coïncide avec le premier confinement.

Par ailleurs, trois facteurs conjoncturels expliquent une hausse des prix des produits alimentaires non transformés pour la période d’avril à août 2020[3]: d’une part, la peste porcine africaine a influé sur l’offre de viande disponible. Ensuite, la sécheresse au printemps a touché la production de légumes, et les gelées printanières et les grosses chaleurs de l’été 2019 expliquent le recul de productions de pommes et poires, leur prix ayant continué à augmenter en avril et mai 2020.

À partir de septembre 2020, on observe une plus forte baisse de l’inflation, notamment due à une meilleure récolte de fruits. En 2021, cette baisse continue et se caractérise même par une inflation négative, c’est-à-dire une baisse des prix par rapport à 2020, de février à octobre. Cela s’explique par le fait que les prix avaient atteint des niveaux élevés en 2020[4].

Sur le graphique 2, on peut observer que l’inflation des produits alimentaires en 2020 était déjà assez importante.

 Quatre filières alimentaires à l’origine de l’inflation récente

À partir de novembre 2021, l’inflation repart à la hausse s’installant dans une croissance soutenue pour le début de l’année 2022, à la suite de la flambée des prix de certaines matières agricoles sur les marchés mondiaux et européens:

  • Les céréales ont connu une inflation record. L’indice des prix des céréales[5] s’est affolé en mars 2022 avec une inflation de +37%. Une explication est la réduction de l’offre: les principaux pays exportateurs de céréales (Canada, États-Unis et Russie) ont eu des récoltes réduites en 2021, en raison de sécheresses et d’inondations. De plus, la demande pour les biocarburants a augmenté, à la suite de la hausse du prix du pétrole. Cela a eu pour conséquence une diminution de l’offre de céréales disponible pour l’alimentation, certaines étant utilisées dans la production de biocarburants. Enfin, la guerre en Ukraine freine le commerce international, alors que la Russie est le premier exportateur mondial de blé et l’Ukraine le quatrième. Encore en mai 2022, les ports ukrainiens sont bloqués, empêchant l’exportation de grains de blé.
  • Les prix des huiles végétales sont montés à des niveaux jamais atteints fin 2021. En mars 2022, l’inflation de l’indice des prix des huiles végétales est passée à +58%. L’offre de ces produits a fortement baissé, car les récoltes des fruits du palmier à huile ont été faibles en 2021. Cela s’explique par les mauvaises conditions climatiques en Asie du Sud-Est et le manque de main-d’œuvre en Malaisie, à cause de la crise sanitaire. La sécheresse en Amérique du Nord et en Russie a également impacté la production d’huile de soja et d’huile de tournesol. À ces mauvaises récoltes s’ajoute la guerre en Ukraine, qui est le premier exportateur mondial d’huile de tournesol. L’Indonésie, premier exportateur mondial d’huile de soja, a décidé de limiter ses exportations pour calmer la colère des locaux face à la pénurie dans les magasins[6].
  • Les produits laitiers sont aussi touchés par une hausse des prix importante. En avril 2022, l’indice de leur prix est monté de 23% par rapport à l’année précédente. L’effet de cette hausse provient cette fois d’une demande accrue pour le beurre. En effet, ce dernier est en fait un produit substitut des huiles. En d’autres termes, les individus se tournent vers ce produit pour remplacer l’utilisation des huiles végétales, étant donné la hausse de prix dans cette filière.
  • Le café présente une inflation importante. Le prix de cette matière première a également connu un record en novembre 2021, qui n’avait plus été égalé depuis 10 ans, avec une inflation de +77,9%[7]. Les retards de livraison sont la cause de cette hausse: la crise sanitaire et les turbulences politiques en Colombie (le troisième exportateur mondial) ont fait ralentir la distribution mondiale de café.

Il est évident que les secteurs qui utilisent les produits mentionnés ci-dessus comme matières premières ont aussi été impactés. On peut notamment penser à la hausse du prix du pain qui est due à l’augmentation du prix des céréales.

Quel avenir pour les ménages en difficulté de financer leurs dépenses alimentaires?

En Belgique, on constate que le nombre de personnes faisant appel à l’aide alimentaire a largement augmenté. En 1999, 0,6% de la population belge (69.358 personnes) avait recours à l’aide alimentaire et, en 2020, cette proportion a plus que doublé, passant à 1,5% de la population belge (175.402 personnes)[8].

Doit-on s’attendre à une amélioration pour ces ménages en difficulté? Il ne semble pas que la hausse des prix des produits alimentaires s’atténuera pour cette année, car les impacts du réchauffement climatique sur les récoltes se font sentir. L’Inde, deuxième producteur mondial de blé, connaît une vague de chaleur sans précédent. Elle a d’ailleurs décidé de limiter ses exportations pour subvenir aux besoins de sa population. Le manque de pluie aux USA, en Europe et dans la Corne de l’Afrique ne présage rien de bon pour les récoltes. De plus, la guerre en Ukraine ne semble pas sur le point de se terminer et la livraison de produits venant d’Ukraine sera toujours aussi difficile. Les prix du pétrole et des fertilisants touchés par l’embargo sur la Russie vont en outre impacter le coût des prochaines récoltes. Face à la peur des conséquences de cette guerre, 23 pays, allant du Kazakhstan au Koweït, ont déclaré des restrictions d’exportations de nourriture pour 2022.

Il convient cependant de relativiser la situation en Belgique face à la famine mondiale qui s’annonce: 14% des dépenses des ménages belges sont consacrées à l’alimentation. Dans les pays en voie de développement, ce chiffre s’élève à 25% et monte même à 40% en Afrique subsaharienne[9]. D’un autre côté, 40% des céréales produites en Europe servent à nourrir les bœufs, alors que l’alimentation des pays pauvres se base essentiellement sur ces mêmes céréales. Aucun pays n’est immunisé face à la crise alimentaire qui s’annonce, mais les pays pauvres seront moins à même d’y faire face.

Elisa Dehon, économiste

 

 

[1] Fédération belge des banques alimentaires.

[2] United Nations (2009). The 2008 Food Price Crisis: Rethinking Food Security Policies. G-24 Discussion Paper Series N°56. Disponible sur https://unctad.org/system/files/official-document/gdsmdpg2420093_en.pdf

[3] SPF Économie (2021). Analyse des prix: 2020 ICN Rapport annuel. Disponible sur https://economie.fgov.be/fr/publications/analyse-des-prix-2020-icn-2

[4] SPF Économie (2022). Analyse des prix: 2021 ICN Rapport annuel. Disponible sur https://economie.fgov.be/fr/publications/analyse-des-prix-2021-icn-1

[5] Calculé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

[6] Leroy Sophie (28 avril 2022). L’Indonésie suspend l’exportation d’huile de palme. Catastrophe ou opportunité? Disponible sur https://www.lecho.be/entreprises/alimentation-boisson/l-indonesie-suspend-l-exportation-d-huile-de-palme-catastrophe-ou-opportunite/10384036.html

[7] Données récoltées sur International Coffee Organization.

[8] Calculs faits sur la base des données de Statbel et de la Fédération belge des banques alimentaires.

[9] The Economist (21-27 mai 2022). «The food catastrophe», The Economist, p. 13.