La justice sans jargon

L’Association syndicale des magistrats poursuit son travail de simplification du langage judiciaire. Après un premier vade-mecum publié sur le droit civil, elle vient de présenter un second tome sur le pénal. Les principes de bon sens prônés trouveront aussi à s’appliquer à la médiation de dettes.

Art. 149 de la Constitution. Les jugements doivent être motivés. Cela ne veut pas seulement dire que les décisions de justice doivent reposer sur une application rationnelle de la loi, mais aussi, que le justiciable doit comprendre les raisons qui ont amené le juge à prendre sa décision. Or, il faut bien le constater, le langage judiciaire sonne comme du chinois aux oreilles du justiciable lambda. L’Association syndicale des magistrats (ASM)1, fondée en 1979 par un groupe de magistrats militant pour une justice plus démocratique, a rendu son verdict : le langage judiciaire doit être simplifié.

Répondant à un appel à projets de la Fondation Roi Baudouin, l’ASM publie en 2003 un premier vade-mecum, aux éditions Bruylant, destiné à guider les magistrats dans la rédaction des actes en justice civile2. Sept ans plus tard, elle remet le couvert avec un outil sur le pénal3.

Jamais deux sans trois

La méthodologie utilisée mérite que l’on s’y arrête quelques lignes. Magistrats, linguistes et travailleurs sociaux se sont réunis autour d’une même table pour décortiquer des exemples de jugements existants. Se mettant dans la peau du justiciable, ils ont traqué mot après mot ce qui pouvait paraître confus ou abscons. « Il nous importait de ne pas travailler en vase clos, d’associer des personnes avec un regard critique », confie Jean-François Funck, coordinateur du projet, juge au tribunal du travail de Nivelles et membre du Conseil supérieur de la justice. Cette ouverture s’est révélée moins facile à tenir en revanche pour la rédaction du tome consacré au droit pénal. « La rédaction de ce deuxième volume fut plus complexe car le pénal comporte une part de technicité importante », retient le coordinateur.

La démarche des magistrats, à son tour, a suscité l’intérêt des avocats. Sous l’impulsion de l’ancien bâtonnier Patrick Henri, les éditions du jeune barreau de Liège planchent sur une édition simplifiée du formulaire de procédure qui regroupe des centaines de modèles d’actes judiciaires régulièrement utilisés par les avocats. Ainsi, explique Patrick Henri, la formule toute faite « a l’honneur de vous exposer respectueusement, monsieur X, ayant pour conseil maître… » trouvera avantageusement à être remplacée par « monsieur X, qui a pour avocat…, vous demande de bien vouloir ».

Le choix des mots

Simple ne veut pas dire simpliste. Dans une matière aussi précise que le droit, un certain degré de technicité se doit d’être respecté. « Si l’on n’utilise pas les termes corrects, on risque de créer une incertitude juridique, rappelle Jean-François Funck. Mais il y a aussi toute une série d’expressions archaïques, de mots sans caractère technique, inutilement compliqués, qui peuvent être facilement évités. »

Qu’il s’agisse de « condamner » un locataire à payer son loyer ou de le faire « déguerpir » de son appartement, le langage judiciaire peut aussi véhiculer une certaine violence, un certain mépris. On imagine aisément qu’un parent séparé ayant la garde de ses enfants un week-end sur deux, ne voit pas d’un très bon oeil sa maison qualifiée de « domicile accessoire ». En tant que juge au tribunal du travail, Jean-François Funck n’apprécie guère plus les termes « médié » ou « minimexé » qui réduisent les personnes à un seul trait négatif.

Point à la ligne

Au-delà du vocabulaire, se pose aussi la question de la longueur. Suivant la tradition classique, qui date du XVIIe siècle, les jugements tiennent en une seule phrase. Mais une phrase qui peut faire plusieurs pages ponctuées « d’attendus que », « par ces motifs », et ainsi de suite. Mieux vaut avoir du souffle.

« La plupart des recommandations que nous faisons sont en réalité très simples. Faire des phrases courtes, avec un verbe, un sujet, un complément et un point, ça paraît basique, c’est pourtant essentiel! » Ainsi, une des idées clés de cette démarche de simplification est de mieux structurer les jugements : utiliser des titres et des sous-titres, citer les articles de loi plutôt que leur référence, distinguer clairement la partie qui s’exprime…

Prenons le cas concret d’un propriétaire qui réclame un loyer impayé. Le propriétaire est appelé « le demandeur ». Le locataire est donc « le défendeur ». Rien d’extravagant jusque-là. Mais le locataire fait appel. Il devient alors « l’appelant » et le propriétaire « l’intimé ». Pour corser encore un peu les choses, le locataire gagne, le propriétaire critique une partie de ce nouveau jugement en appel. Il deviendra alors « l’intimé appelant sur incident ». « On pourrait tout aussi bien l’appeler monsieur Dupont », fait valoir Jean-François Funck.

Le langage comme pouvoir

Dans un article intitulé « Faut-il condamner la condamnation ? » 4, Christian Wettinck, un des membres fondateurs de l’ASM, conte comment les juges portugais, régulièrement évalués par des inspecteurs, ont tendance à être notés sur la quantité de citations latines et la longueur des syllogismes figurant dans leurs jugements. « De manière inconsciente, en partie du moins, il y a un plaisir à compliquer l’expression, une volonté de conserver le langage de la caste, du monde judiciaire. C’est une façon de montrer “on est entre nous, on se distingue, on se comprend”. Le langage est une forme de pouvoir », remarque pour sa part Jean-François Funck.

L’impact des deux ouvrages réalisés par l’ASM est incontestable. Comme le constate le coordinateur du projet, les « attendu que » sont de moins en moins usités et les phrases ont tendance à raccourcir. La démarche n’a pas manqué néanmoins de rencontrer quelques résistances. « Et pas toujours celles que l’on croit », s’étonne le magistrat. Une des propositions initiales était d’inscrire la décision qui intéresse directement le justiciable en tête du jugement plutôt qu’après des pages et des pages de raisonnement. Cette suggestion, en apparence banale, a suscité une levée de boucliers virulente. « Une autre critique récurrente, note Jean-François Funck, fut de dire que c’est le rôle des avocats d’expliquer les jugements. »

En matière de médiation…

Certaines branches de la justice, semble-t-il, se sont montrées plus enclines à faire évoluer leur langage. C’est le cas de la justice de paix, de la justice du travail, de la médiation de dettes et autres secteurs caractérisés par leur proximité avec le justiciable.

Depuis 2007, la médiation de dettes fait partie des compétences du tribunal du travail, Jean-François Funck est donc régulièrement amené à se charger de règlement collectif de dettes. Sa première initiative, bien entendu, a été d’appliquer les principes défendus dans les ouvrages de l’ASM à ses propres jugements. « J‘utilise des phrases simples et courtes. J’appelle les gens par leur nom. Et surtout, je m’assure qu’ils ont bien compris leurs obligations ». Démarche qui, souligne-t-il, revêt d’autant plus d’importance qu’en matière de médiation de dettes, les gens ne sont pas accompagnés d’un avocat. « J’ai des retours positifs des médiateurs de dettes qui reçoivent beaucoup moins qu’avant de coups de téléphone de gens qui se plaignent de ne pas avoir compris et demandent des explications complémentaires », se félicite-t-il.

Sandrine Warsztacki

1 Association syndicale des magistrats, av. Général Michel 1b à 6000 Charleroi – secrétaire permanent : Robert Graetz – courriel : robert.graetz@asm-be.be – tél : 071 328 623 – www.asm-be.
2 Dire le droit et être compris, vade-mecum pour la rédaction d’actes judiciaires, tome I Civil, édition Bruylant 2003, p.112
3 Dire le droit et être compris, vade-mecum pour la rédaction d’actes judiciaires, tome II Pénal, éditions Bruylant 2010, p.127
4 Ce texte a été présenté en mai 2001 au séminaire franco-belge de Spa sur le langage judiciaire et peut être consulté sur le site de l’ASM http://www.asm-be.be/viewpage.php?page_id=12.