Le 2 septembre dernier, l’anthropologue américain David Graeber décédait à Venise à l’âge de 59 ans. Figure de proue du mouvement de dénonciation des excès du capitalisme Occupy Wall Streetsuite à la crise financière de 2008, il avait également écrit des ouvrages devenus des références dans le cadre de cette lutte.
Dans son opus intitulé Bullshit jobs, paru en français en 2018 aux Éditions qui libèrent et dont nous vous avions déjà entretenu dans ces pages (numéro 60 des Échos du crédit), il dénonçait les «boulots à la con» sans la moindre utilité sociale et sans le moindre sens pour de plus en plus de personnes qui les exercent et qui estiment qu’ils ne devraient pas exister, même s’ils n’en disent rien afin de les conserver. Il mettait en exergue le fait que le développement de ce type d’emplois se fait au détriment des vrais jobs. En effet, il alertait sur les dérives touchant par exemple les conditions de travail à l’hôpital en disant ceci: «La bullshitisation des vrais jobs commence à susciter une “révolte des classes aidantes”.C’est majoritairement dans le domaine des soins et de l’éducation que les gens se rebellent[…]Ce n’est pas un hasard. Non seulement ils n’ont pas eu d’augmentation depuis vingt ans, mais en plus ces professions doivent faire de plus en plus de paperasse, à tel point que les infirmières ne peuvent même plus s’occuper de leurs patients! C’est un énorme problème qui a des effets politiques.»
La crise du coronavirus a rappelé à juste titre que les priorités ne sont peut-être pas aujourd’hui celles qu’on voulait nous faire croire jusqu’ici. Les applaudissements des soignants à 20 h étaient sans doute bienvenus, mais bon nombre d’entre eux ont souligné que cela ne servait à rien si, derrière cette reconnaissance citoyenne, des décisions fortes ne sont pas prises concernant ce secteur et, plus largement, ce que Graeber appelait «les classes aidantes» ou ce que l’on nomme aussi le secteur du «care». La manifestation «Santé en lutte» du 13 septembre ne disait rien d’autre et s’insurgeait notamment contre la marchandisation des soins de santé.
Autre somme produite par cet enseignant à la London School of Economics de Londres et qui est devenue un best-seller aux États-Unis avec plus de 100.000 exemplaires: Dettes: 5.000 ans d’histoire, paru en 2013 aux mêmes Éditions qui libèrent et dont nous vous avions également entretenu (n°40 des Échos du crédit). Dans ce livre magistral de plus de 600 pages, l’anthropologue parcourt l’histoire de la dette depuis 5.000 ans, en resituant notamment le vocabulaire des écrits juridiques et religieux à son égard, avec des mots comme «culpabilité», «pardon» ou «rédemption», en lien avec des concepts aussi fondamentaux que le bien et le mal jusqu’à l’idée même de la liberté. Dans cet ouvrage, il rappelle aussi que l’effacement des dettes a été pratiqué à bien des moments dans l’histoire. Si chez nous on la pratique, c’est du bout des lèvres et, en cette période de coronavirus, on utilise plutôt le terme de report, renvoyant à dans quelques mois la casse sociale qui pend au nez d’un certain nombre d’entre nous.
Difficile de tirer des leçons, alors que nous sommes encore plongés dans cette crise sanitaire dont on ne sait pas trop comment se dépêtrer. Mais si cet auteur et ses ouvrages peuvent donner lieu à une réflexion plus large sur les choix de société que nous pouvons peut-être encore poser pour remettre à l’ordre du jour ce qui devrait être les priorités, on aurait tort de ne pas essayer. À condition de s’entendre sur ces dernières…
Nathalie Cobbaut