La crise du coronavirus a impacté les ménages belges de façon asymétrique et a renforcé les inégalités socioéconomiques préexistantes. Il existe un fort contraste entre la manière dont les chocs ont été absorbés par les groupes de population plus aisés ou par les plus vulnérables financièrement. Cet article analyse ces impacts, en se concentrant spécifiquement sur les revenus, la consommation des ménages et l’épargne.
Les effets de la crise du coronavirus ont eu certaines conséquences dramatiques d’un point de vue social et économique. Ils ont notamment conduit à une réduction de revenus pour de nombreuses catégories de personnes. Cependant, une enquête de la BNB analysant l’impact de la crise sur les revenus des ménages[1] constate qu’une majorité de leurs répondants ont été préservés financièrement.
Des revenus intacts pour la majorité de la population
Interrogés entre avril et juin 2020, ils étaient 76% à déclarer avoir subi une perte de revenus, provoquée par la crise, inférieure à 10% de leurs revenus initiaux, pourcentage de répondants qui s’est élevé à 86% en avril 2021. Cette statistique s’explique notamment en raison des revenus garantis (ce qui est le cas par exemple des pensions ou des allocations sociales).
Tableau 1. Évolution des pertes de revenus déclarées par les répondants à l’enquête mensuelle entre le début de la crise et la situation récente | ||
Avril-juin 2020 | Février-avril 2021 | |
Pas de perte de revenus | 69% | 79% |
Perte inférieure à 10% | 7% | 7% |
Perte comprise entre 10 et 30% | 13% | 8% |
Perte comprise entre 30 et 50% | 6% | 3% |
Perte supérieure à 50% | 5% | 3% |
Source: focus statistique de la BNB, avril 2021.
Quels sont les ménages touchés par les pertes de revenus?
Les ménages qui ont fait face aux pertes de revenus les plus sévères sont ceux qui étaient déjà précarisés avant la crise. Une enquête[2] menée par le Centre socialiste d’éducation permanente (CESEP) et par l’Université Saint-Louis auprès de 1.037 Belges francophones épingle quatre caractéristiques socioéconomiques, augmentant le risque de subir une perte de revenus en lien avec la crise:
– un faible niveau de revenu initial;
– un emploi «atypique» (indépendants, free-lances, intérimaires, contrats à durée déterminée, jobistes);
– peu d’expérience (les jeunes seraient davantage concernés, et pour des montants plus importants);
– un emploi dans un secteur qualifié de «non essentiel».
Le nombre d’heures prestées durant les périodes de confinement n’aurait en revanche qu’un impact non significatif sur la perte de revenus enregistrée.
Quel impact sur le pouvoir d’achat?
Le Baromètre de Test-Achats sur le pouvoir d’achat des Belges observe le même phénomène que pour la perte de revenus: la plupart des ménages auraient été épargnés, mais ceux qui sont concernés par une perte de pouvoir d’achat ont été sévèrement touchés. Ici aussi, les inégalités préexistantes à la crise se sont renforcées. L’émergence de nouvelles difficultés financières transparaît notamment dans l’augmentation des demandes d’aide alimentaire (+52,6%, entre janvier et avril 2020) ou dans l’augmentation du nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration (+3,2% entre janvier et avril 2020), selon les statistiques du SPPIS[3].
Un recul de la consommation privée
Contrairement aux pertes de revenus, le recul de la consommation est un phénomène observé dans toutes les tranches de la population, tous niveaux de revenu, d’éducation, de secteur d’activité ou de situation d’emploi confondus, selon la même enquête réalisée par le CESEP et l’Université Saint-Louis.
Le rapport annuel 2020 de la BNB[4] détaille les différents facteurs à l’origine du recul de la consommation privée. Par ordre croissant d’importance: la peur de prendre les transports en commun, les pertes de revenus, la restriction des trajets vers le travail, la hausse des prix, les règles sanitaires à suivre, la crainte sanitaire ou l’impossibilité d’effectuer certaines dépenses.
L’enquête[5] réalisée en juin 2020 par l’Observatoire du crédit et de l’endettement auprès des professionnels de la médiation de dettes indique que, si certaines dépenses ont effectivement diminué (frais de déplacement, loisirs), d’autres ont augmenté en parallèle (charges courantes, biens alimentaires).
Privée de possibilités de voyages, de culture ou de restaurants, la part de la population la plus aisée financièrement a aussi réduit ses dépenses. En 2020, elle a préféré investir dans les rénovations, l’immobilier belge ou l’art[6]. Faut-il s’attendre à une consommation «de revanche» de leur part après la crise?
Quelle consommation alimentaire durant la crise?
Les Belges ont modifié leurs habitudes de consommation durant la crise du coronavirus, y compris leur consommation alimentaire. Près d’un quart des répondants interrogés lors d’une enquête réalisée par la Croix-Rouge de Belgique ont concentré leurs dépenses vers des biens et services essentiels et ont privilégié des marques de produits moins chères[7].
En 2020, le prix des produits alimentaires a augmenté, ainsi que la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation. Les prix des produits non transformés ont ensuite diminué en 2021, tandis que les prix des produits transformés ont continué de grimper (alcool, tabac)[8].
Le secteur de la grande distribution a dû rapidement adapter son offre pour répondre aux nouvelles habitudes de consommation. Contrairement à ce qui était prédit avant les bouleversements apportés par la crise, la grande distribution a connu une croissance exceptionnelle. Selon l’expert en gestion de la vente au détail P. Billiet, le secteur a observé simultanément une diminution du nombre de visites et une augmentation de la taille du panier moyen. Cette surconsommation est expliquée par la fermeture de l’horeca et par le climat anxiogène qui a poussé certains à consommer de manière «émotionnelle»[9]. Une consommation locale et responsable a également été privilégiée, et le commerce d’alimentation en ligne a progressé. Des tendances qui vont se renforcer à l’avenir?
Quels changements dans les modes de paiement et d’achat?
La crise et les mesures de confinement ont également entraîné des changements en matière de moyens de paiement et de consommation digitale. Différents observateurs s’interrogent sur cette transition. Ces évolutions sont-elles inéluctables? Doit-on s’en réjouir et les encourager ou rester critiques et prudents par rapport à leur généralisation?
Évolution des moyens de paiement
Interrogés lors d’une enquête réalisée en 2019 par Bancontact, près d’un tiers des sondés anticipaient une disparition quasi totale du cash dans nos sociétés dans les dix années à venir. Les statistiques de la BNB[10] montrent que cette prédiction est exagérée: en 2019, 58% des transactions se faisaient encore en cash. Le paiement en espèces diminue peu à peu, mais reste l’un des instruments les plus populaires. Le Baromètre des paiements numériques (une initiative lancée par Febelfin en collaboration avec la VUB et des partenaires du secteur) indiquait récemment que 13% des Belges avaient toujours une préférence pour la monnaie physique (billets et pièces)[11].
Cela étant, une étude de la BCE[12] suggère que la crise du coronavirus a accéléré le mouvement vers la digitalisation des transactions. Le «coronamonitor» de Febelfin[13] (un suivi mensuel des évolutions en termes de moyens de paiement) indique que, depuis le début de la crise, le nombre de paiements électroniques est resté stable et que le nombre d’utilisations des distributeurs automatiques a diminué d’un tiers. Le changement le plus frappant concerne les paiements sans contact, dont la part dans le nombre total des paiements par carte a plus que triplé et a gagné en popularité dans toutes les tranches d’âge: il est passé de 16% en février 2020 à 51% en avril 2021.
Arguments en faveur et en défaveur des transactions électroniques
Ces résultats permettent une réflexion sur nos modes de paiement. Quels sont les avantages et les inconvénients des paiements électroniques? Quels risques sont associés à leur systématisation?
Les partisans du paiement électronique, dont font partie les banques, vantent ses avantages[14]:
- l’aspect rapide et facile: la possibilité de payer via son téléphone ou sa montre connectée, les économies de temps dans les commerces;
- la lutte contre les vols, les fraudes, les activités illégales et le travail au noir, facilitée par le suivi des transactions;
- le sentiment de sécurité des commerçants (moins de risques de braquage) et des consommateurs (moins de risques de vol);
- la réduction des coûts de gestion des agences et des distributeurs pour les institutions financières si leur nombre était réduit.
Ceux qui sont plus mitigés vis-à-vis de ce mode de paiement n’hésitent pas à en rappeler les risques:
- le risque d’exclusion de la part de la population qui n’a pas le matériel ou les compétences nécessaires;
- le risque d’endettement lié à la consommation en ligne, à la banalisation de l’achat: l’argent virtuel est moins «concret»;
- le risque d’une utilisation malveillante des informations relatives aux achats des consommateurs;
- le risque d’escroquerie: hacking, phishing (hameçonnage), etc.;
- La dépendance aux institutions bancaires.
L’important pour l’utilisateur est de pouvoir garder sa liberté de choix parmi les moyens de paiement existants. Or, ce choix est de plus en plus réduit, compte tenu de la diminution du nombre de distributeurs automatiques, de l’augmentation des tarifs de retrait d’argent ou de la fermeture d’agences.
Multiplication des sites d’e-commerce et des achats, diminution du montant des dépenses
En ce qui concerne l’e-commerce, plus de 20.000 boutiques en ligne ont été créées en 2020 en Belgique (par rapport à 5.000 en 2019). Le système de livraison à domicile était le plus favorisé initialement, avant de laisser sa place au système de «click-and-collect». Cependant, si le nombre de transactions et le nombre d’utilisateurs de ce canal de vente alternatif ont augmenté, le montant des achats effectués a quant à lui diminué. Cette diminution est principalement due à la chute drastique des dépenses liées aux voyages et aux réceptions[15]. Dans l’absolu, le marché de l’e-commerce a donc connu une décroissance[16].
La crise a-t-elle permis une épargne?
Le rapport annuel de la BNB nous informe que le patrimoine financier (c’est-à-dire l’ensemble des biens d’un individu) et l’épargne des Belges ont atteint des niveaux historiques en 2020. Le patrimoine financier a progressé de 4,1% par rapport à l’année précédente et l’épargne a augmenté de près de 23 milliards d’euros. L’épargne a été favorisée par le contexte d’incertitude et par la baisse de la consommation, commentée ci-devant.
Selon l’enquête mensuelle auprès des consommateurs de la BNB, les intentions d’épargne des ménages ont atteint des records en 2020 et 2021. Les intentions d’épargne fluctuent au cours du temps, notamment en fonction de l’indice de confiance des consommateurs. Cet indice varie en fonction de la situation économique et du taux de chômage belge, ainsi que de la situation financière et de l’épargne disponible du ménage interrogé. En mars 2020, la confiance des consommateurs avait chuté de façon inédite, encore plus rapidement que lors de la crise financière de 2008.
Cependant, tout le monde n’est pas concerné par ces montants d’épargne importants. L’enquête précitée nous informe que le «coussin d’épargne» des plus fragiles financièrement est en train de s’épuiser. Selon l’enquête mensuelle auprès des consommateurs de la BNB, plus d’un ménage sur deux déclare disposer d’une épargne suffisante pour tenir plus de six mois. À l’inverse, un ménage sur dix déclarait au début de la crise ne disposer que d’une épargne limitée, suffisante pour tenir un mois de dépenses courantes. Ces ménages sont les plus vulnérables aux chocs économiques et aux accidents de la vie[17].
Selon une enquête lancée par Test-Achats auprès de 1.400 Belges, près de la moitié des répondants prévoient de laisser leurs économies sur leur compte épargne[18]. Certains économistes espèrent au contraire que la consommation et les investissements seront encouragés, estimant l’injection de ce capital privé dans l’économie essentielle à la relance des activités. L’avenir nous dira si la tendance à l’épargne va perdurer, si elle sera au contraire investie, et quels sont les secteurs qui en bénéficieront.
Caroline Jeanmart, sociologue,
Elena McGahan, économiste à l’Observatoire du crédit et de l’endettement
[1] BNB, «Impact de la crise “Covid-19” sur les revenus et l’épargne des ménages», 28 avril 2021, www.nbb.be.
[2] J. Charles et S. Desguin, «Travail et foyer à l’heure du (dé)confinement», CESEP et Université Saint-Louis, Aux confins: travail et foyer à l’heure du (dé)confinement.
[3] SPPIS, «Monitoring des besoins CPAS: premières tendances», juillet 2020.
[4] BNB, «Développement économique et financier: rapport 2020», 12 février 2021, Rapport 2020: développements économiques et financiers
[5] OCE, «L’impact de la crise sur le secteur de la médiation de dettes», septembre 2020, observatoire-credit.be.
[6] P. Galloy, «Les personnes fortunées ont dépensé différemment durant la crise», 29 avril 2021, L’Écho.
[7] Croix-Rouge de Belgique, «Enquête: 9 Belges sur 10 touchés financièrement et psychologiquement par la crise sanitaire», 11 mars 2021.
[8] Observatoire des prix, «Premier rapport trimestriel 2021 de l’institut des comptes nationaux», mai 2021.
[9] J. Lempereur, «Comment notre consommation alimentaire a changé après un an de crise Covid», 27 avril 2021, Trends tendances.
[10] BNB, Les espèces sont moins utilisées mais restent un moyen de paiement important en Belgique, 2 décembre 2020.
[11] Mai 2021, «Le paiement en espèces largement délaissé par les Belges», RTBF.
[12] BCE, Les comportements en matière de paiement évoluent progressivement dans la zone euro, 2 décembre 2020.
[13] Voir: Coronamonitor: aperçu des dernières évolutions, Febelfin, 21 mai 2021.
[14] L. de Hesselle, «Vers une société sans cash?», magazine Imagine demain le monde, octobre 2020, p. 80-83.
[15] L. Van Driessche, «Le Covid a fait entrer les achats en ligne dans les mœurs», 10 mars 2021, L’Écho.
[16] C. Charlot, «Le trompe-l’œil de l’e-commerce belge», 2 avril 2021, Trends tendances.
[17] BNB, «Impact de la crise “Covid-19” sur les revenus et l’épargne des ménages», 28 avril 2021, www.nbb.be.
[18] S. Romero, «La moitié des Belges ne flamberont pas leur épargne après la crise», 19 avril 2021, L’Écho.